"Si Leni Riefenstahl n'avait rien fait d'autre que se rendre en Afrique et d'en rapporter ses photographies, elle se serait assurée une place dans les annales, car elle a réalisé un exploit extraordinaire", c'est avec ces quelques mots que débutent l'introduction du livre. Ils soulignent, à raison, la prouesse réalisée par Leni Riefenstahl dans les aspects aussi bien pratiques ( la logistique, la localisation des tribus, l'apprentissage des dialectes... ) qu'artistiques de son voyage. Au-delà de la réussite esthétique saluée par de nombreux critiques, ce travail sur l'Afrique revêt effectivement une importance documentaire puisqu'il s'agit d'un témoignage ethnographique sur des tribus dont certaines ont aujourd'hui disparu. Confrontée elle-même à cette lente disparition, la photographe ne nous cache pas sa tristesse dans le récit de certaines retrouvailles : elle quittait des guerriers aux corps valeureux, essentiellement occupés à des tournois de lutte et à des pratiques artistiques, et retrouvait quelques années plus tard les mêmes individus, cette fois-ci vêtus de haillons, corrompus par les maladies vénériennes et le mode de vie des mauvais quartiers des villes. On contemple ainsi des images qui malgré les couleurs chatoyantes, la vitalité des corps et la gaieté sur les visages, ne doivent pas occulter le fait qu'elles témoignent d'une communauté humaine désormais pratiquement révolue.
La citation en début d'article invitait à considérer ce travail en faisant abstraction des autres oeuvres produites par Leni Riefenstahl. En effet, le tournage de différents films en faveur du régime nazi avait à un tel point écorné sa réputation que les premiers clichés de ses expéditions africaines furent refusés de publication malgré leurs qualités en raison de son seul passé. D'où cette nécessité d'appeler le lecteur à se prémunir des jugements hâtifs sur la personne de Riefenstahl et à regarder ces photographies avec un oeil neuf.
Néanmoins, faire le pari de replacer ces photographies dans l'intégralité de son parcours artistique révèle une autre richesse de ce périple africain, cette fois-ci dans la compréhension même des prédilections esthétiques qui guidaient les choix artistiques de Leni Riefenstahl. Tour à tour danseuse, actrice, cinéaste et photographe, elle n'aura cessé de témoigner un intérêt certain pour la beauté du corps. C'est aussi bien l'esthétique du corps en mouvement dans la danse que le culte qui lui est voué dans l'idéologie nazie dont Riefenstahl aura capturé l'essence dans le film Olympia. Les images de ce dernier ne trompent d'ailleurs pas sur la fascination qu'elle éprouve pour ce corps tant l'oeil de sa caméra semble parfois davantage préoccupé à immortaliser ces corps vigoureux plutôt que les épreuves sportives. Ce n'est que plus tard qu'elle devra se rendre à l'évidence que le soucis du corps prôné par les idéologues nazis s'avérait être plus proche d'une domestication du corps au service de la réalisation d'une idée raciste plutôt qu'un appel à son épanouissement. Sur cette base, comment comprendre le nouvel intérêt de Riefenstahl pour l'Afrique ? S'agit-il pour elle d'opérer une rupture radicale vis-à-vis de ses anciens travaux, ou bien se dissimule-t-il derrière cette apparente rupture une certaine forme de continuité esthétique ? Et si la richesse d'Africa, en plus de son intérêt ethnographique, résidait également dans sa capacité à être une nouvelle manière de connaître le corps pour Riefenstahl, thème qui n'a cessé de la fasciner ?
Tandis qu'on parcourt l'ouvrage, il apparaît bien vite évident que ses photographies de l'Afrique ne dérogent pas avec cet intérêt pour le corps puisque la culture de ces tribus accorde en effet une place prépondérante au soucis du corps. Il se dessine ainsi au travers de ces pratiques culturelles une nouvelle manière d'appréhender le corps : celui-ci n'est plus seulement un moyen en vue de réaliser diverses finalités, mais au contraire semble être l'objet même de ces célébrations culturelles. Que ce soient les activités de lutte, la scarification, la peinture sur visage ou simplement la danse, toutes les pratiques sont l'occasion de célébrer le corps. La peinture sur visage ( je n'ose utiliser le terme de maquillage, tant les formes et les couleurs employés sont infiniment plus complexes que la simple application de quelques produits de beauté ) est notamment l'une des séries d'images qui m'ont le plus fascinées, Riefenstahl nous révélant que ces guerriers sont particulièrement coquets et peuvent passer beaucoup de temps à expérimenter et à embellir leurs visages de multiples formes et couleurs. En anecdote, la photographe ajoute que le Polaroïd eut naturellement énormément de succès auprès de ces populations et tous désiraient conserver un instantanée d'eux-mêmes avec diverses peintures.
Cette admiration de la photographe pour ces hommes et ces femmes va sans doute bien au-delà de la simple appréciation de la culture de l'autre, car il se dessine une affinité certaine entre les nouvelles aspirations esthétiques de Riefenstahl et la culture de ces tribus, aussi nous est-il peut-être permis d'envisager que ce voyage est aussi l'occasion pour Riefenstahl de se ressourcer après les années sombres de sa carrière. Contre une idéologie qui réduisait le corps à un instrument au profit d'un régime, il y a le besoin de se lier et de partager le quotidien d'hommes qui ont réussi à élaborer une esthétique du corps qui permette enfin l'épanouissement de celui-ci. Au fond, il ne serait pas absurde de mettre en parallèle le parcours artistique de Leni Riefenstahl avec le parcours philosophique de Friedrich Nietzsche. Le rejet de la musique wagnérienne par ce dernier, pourtant appréciée auparavant, et l'attrait pour le Sud en musique allaient se justifier par la nécessité de critiquer les arts qui se dévoilaient comme instrument d'une idéologie nationaliste suffocante pour le corps et l'esprit ( on sait à quel point ces deux concepts sont liés dans les idées de ce philosophe, notamment dans sa volonté de penser un corps épanoui apte à exprimer le souffle nécessaire à l'Esprit Libre ) et Nietzsche de promouvoir alors des musiques et des arts qui puissent exalter la vitalité et laisser place à l'émergence du Surhumain. Ainsi, l'oeuvre africaine de Riefenstahl et la pensée de Nietzsche peuvent se lire comme autant de tentatives d'émanciper l'être humain en repensant le lien entre corps et art.
" A supposer qu'un homme aime le Sud comme je l'aime, comme une grande école de guérison, au sens le plus spirituel et le plus sensuel, comme une plénitude et une transfiguration solaires irrépressibles qui se répandent sur une existence souveraine, ayant foi en elle-même : eh bien un tel homme apprendra à se tenir quelque peu sur ses gardes face à la musique allemande [...] Un tel homme du Sud [...] rêvera nécessairement [...] à une musique supra-européenne qui l'emporte même sur les couchers de soleil fauves du désert, dont l'âme soit apparentée au palmier et qui sache être chez elle parmi les grandes bêtes de proie superbes et solitaires, et vagabonder parmi-elles..." Nietzsche, Par delà bien et mal, traduction de Patrick Wotling, GF Flammarion, aphorisme 255, p. 239.
En définitive, Africa est un livre qui donne à voir mais aussi à penser. Comme souvent, s'interroger sur les représentations d'une autre culture invite à s'interroger sur notre propre culture et son appréhension du corps. Notre culture est marquée par une place toujours plus grande accordée à la santé du corps et à sa productivité par notre compréhension du corps comme outil ou ressource humaine, mais les Nouba - une des tribus photographiées par Riefenstahl - nous démontrent que le corps ne saurait se réduire à cette seule dimension et que celui-ci peut se vivre et s'épanouir sous bien d'autres modalités.
Africa - Riefenstahl
Taschen 25
24cmx34cm
400 pages
Français/English/Deutsch